Interview Aix-en-Provence

1988

Q:  Comment est né le Buto ?
Ko:
Traditionnellement, la critique fixe la naissance du Buto à 1959, en mai 1959 en effet, Tatsumi Hijikata présenta une courte pièce intitulée « Kinjiki » (« La couleur interdite ») inspirée d’un roman de Mishima. Ce spectacle qui mettait en scène les thèmes de l’homosexualité et du sacrifice rituel, scandalisa bon nombre des spectateurs présents.

Le titre de ce premier spectacle Buto, « La couleur interdite » est tout à fait symbolique de la situation de Tatsumi Hijikata dans le contexte culturel et politique japonais du début des années 60 : après la guerre, à la suite d’accords politiques, militaires et économiques, le Japon s’est largement ouvert à l’influence américaine. Dans les milieux de gauche, en particulier chez les intellectuels et les artistes, naît un puissant mouvement contre cette forme de « colonisation ». Cette mobilisation anti-américaine s’exprime souvent de manière violente et agressive – les mouvements artistiques en particulier étant très politisés. Pour Hijikata, il s’agit alors de trouver une position originale, « pure », radicale : « la couleur interdite », c’est-à-dire la voie très étroite que choisit celui qui se définit comme japonais, en dehors de la tradition japonaise, mais aussi en dehors du nouveau Japon « made-in-USA ».

L’origine du Butoh, c’est donc bien cette manière de se situer « en dehos » : Plus radical qu’une prise de position politique, il se laisse difficilement réduire à un mouvement artistique ou intellectuel.

Q:  Est-ce qu’on peut associer cette « couleur interdite » au maquillage blanc des danseurs Buto ?
Ko:
Il ne serait pas juste d’interpréter cette idée de « couleur interdite » uniquement en référence au make-up blanc devenu traditionnel chez les danseurs Buto. On a cherché beaucoup d’explications symboliques à la présence de ce maquillage blanc parce que le blanc est dans beaucoup de civilisations une couleur rituelle ; mais je crois que cette valeur symbolique est venue se rajouter au fil du temps.

 Au Japon, le blanc est une « non-couleur », une couleur « entre-les-couleurs » ; par là, on rejoint sans doute davantage le sens du titre de la pièce d’Hijikata.

Mais aussi, plus simplement, pour le danseur Buto, le maquillage blanc a aussi fonction de « couverture » ; c’est une manière pour celui qui danse nu de ne pas être nu !

Q:  Qu’est-ce qui, fondamentalement, différencie le Buto des formes occidentales de danses ?
Ko:
A mon avis, ce qui fonde la différence est de nature religieuse. Si l’on compare le christianisme et les religions orientales, la première chose qui frappe est que le christianisme est une religion « verticale », très hiérarchisée (en bas l’Enfer, en haut Dieu). A l’opposé, les religions orientales sont de type animiste, très sensualistes : le divin est partout, dehors, dedans, en bas, en haut… il est toujours possible de rencontrer le paradis et l’enfer sur le même niveau.

Voilà ce qui fonde à mon avis la différence entre danse occidentale et Buto : la première est « verticale », le Buto est « multidirectionnel », diffus…

Q:  A propos de votre nouveau spectacle EPHEMERE, vous insistez sur le thème et le processus de la métamorphose. Que signifie pour vous « Métamorphose » ?
Ko:
La Métamorphose, c’est-à-dire le passage : un mouvement perpétuel, infini, sans commencement ni fin. Une chose est le produit de millions de transformations, qui continue sans cesse de se transformer sans jamais se fixer. Dans un moment, il y a ainsi des milliers de moments, c’est ce que j’appelle l’Ephémère.

Si on prend l’exemple du duo EPHEMERE, on pourrait supposer une position initiale : « Ko Murobushi veut danser ! » ; mais cela est un paradoxe ! Beaucoup d’éléments ont constitué et transforment encore Ko Murobushi… « EPHEMERE », en tant que spectacle, est aussi un moment du processus de transformation de Ko Murobushi !

Si j’essaie de danser « EPHEMERE », comme un moment figé, « objectif », en réalité c’est impossible, c’est schizophrénique. Parce qu’à tout autre moment, chaque part de moi veut devenir quelque chose d’autre, l’unité reconnaissable sous le nom « Ko Murobushi » est une unité fictive ; la réalité « Ko Murobushi » est quelque chose de fluide, toujours en état de transformation, de passage.

Q:  Pour un danseur Buto, une ascèse est-elle nécessaire ?
Ko:
Oui ! Absolument !…
L’enfant qui joue se concentre très souvent « trop » sur son jeu : il en oublie de manger, de rentrer à la maison quand vient l’heure, ou bien il ne retrouve plus son chemin ; C’est un comportement excessif, l’enfant vit dans un temps sans mémoire… Quelque part, Albert Camus parle du désir de « marcher vers la mer » : à ce moment-là, l’homme oublie les règles et les conventions de la vie « normale » ; C’est aussi un comportement excessif… C’est notre manière « humaine » d’être parfois « animal » …

Ces comportements excessifs sont bien sur dangereux ; par exemple si l’enfant, en jouant, oublie de manger, c’est déjà une question de vie ou de mort. Mais cet excès c’est aussi ce qui nous permet d’être créatif ; c’est ce qui nous pousse à écrire, à peindre, à danser…

L’ascèse est donc une manière de laisser vivre cet excès tout en le contrôlant.

Aix-en-Provence, 04.07.1988 Entretien avec 

translation
Akihiro Ozawa
July 4, 1988
Ko Murobushi