Basile Doganis
Ko Murobushi est un danseur des limites : état limite, personnalité limite – borderline. Dépassement des limites, transgression des limites, mais aussi assomption et glorification des limites.
La limite est un bord provisoire – Edge, concept clé de l’esthétique de Murobushi, dont il a également affublé sa troupe masculine. Un horizon : ligne claire, tranchante, qui délimite, et qui reste indéfiniment mouvante, illimitée. C’est pour lui un fil d’Ariane – Ariadone, autre référence clé, dont il a affublé sa troupe féminine, fondée avec Carlotta Ikeda – guide infaillible dans le labyrinthe des possibles, et pourtant malléable, souple, informe comme l’air, l’eau, la terre ou le feu.
Un danseur des lisières – interstices, crêtes, entre-deux. A la fois ici et là, là où ici devient là. Passage à la limite, selon une mathématique infinitésimale du mouvement.
Cette topologie, d’abord intérieure et subjective, se répercute aussi chez Murobushi dans une géographie spatiale, dans un rapport très particulier à l’espace, aux territoires, aux cultures. Eternel nomade, son nom (Kô, 鴻) désigne l’oie des moissons, oiseau migrateur au vol puissant : « Les danseurs sont changeants, et ne passent jamais toute une saison au même endroit. Toujours, ils se déplacent. Et la saison, elle aussi, se déplace. S’il peut leur arriver de ne voyager que dans le printemps, au cours d’une année, il leur arrive aussi d’être ces voyageurs de l’hiver en déplacement, comme poursuivis, d’un hiver à l’autre, par l’hiver. Ceux qui sont dans le déplacement sont dans la pensée. La danse est voyage. D’une demeure d’emprunt vers une autre demeure. Errance. Un voyage-vers-un-voyage ».
Dans sa manière de toujours revenir à l’essence même de la danse, qui est mouvement, on conçoit que Murobushi soit naturellement arrivé à un mode d’être en mouvement perpétuel, nomade, traversé d’errance. Mais cette errance n’est pas seulement physique, elle renvoie également à une géographie mentale et charnelle – comment créer une rupture, un bord, une lisière à même son corps et sa conscience ? Comment inlassablement faire du « point » où l’on se trouve – dans sa pensée, dans sa carrière, dans son parcours – une lisière, un horizon ouvrant sur un par-delà ? « Exposé a une incessante transformation. Etre toujours détruit, reprendre forme à nouveau. Souffrir, être mis en lambeaux, mourir, et cependant renaître à la vie ».
Ainsi, on comprend aisément la fascination de Murobushi pour la figure de la momie. Après avoir été bouleversé par la performance de Tatsumi Hijikata – cet autre danseur des limites et des lisières – dans la pièce mythique « L’insurrection de la chair » (1968), Murobushi se forme un temps au butô auprès de son fondateur de génie. Mais très vite, dès 1970, il se lance dans une expérience ascétique dans les montagnes sacrées du Nord du Japon, où il sera frappé par l’intensité paradoxale de vie dégagée par les momies japonaises – ces moines bouddhistes naturellement momifiés par leur seule ascèse faite de jeûne et de méditation, encore visibles dans certains temples aujourd’hui des siècles après leur mort.
La momie est une créature de lisière par excellence, en ce qu’elle déplace la frontière même entre la vie et la mort : après des années de jeûne où le corps se dessèche progressivement et se libère des toxines qui accélèrent le pourrissement du corps, l’ascète se retrouve dans un état de quasi-hibernation, son métabolisme et sa respiration ne sont plus ceux d’un être humain ordinaire. Il « meurt » imperceptiblement, en pleine méditation, droit dans la position du lotus, fossilisé, minéralisé de son vivant même. Peut-on alors parler de mort ? Quand survient-elle ? Marque-t-elle une vraie rupture dans la vie des ascètes ? A voir ces créatures assises paisiblement, la peau sur les os, immobiles, bravant les lois naturelles de la décomposition du corps, on les croirait juste assoupies, vivant toujours mais au ralenti, respirant peut-être encore une fois ou deux par an. Murobushi ne s’intéresse pas à la dimension religieuse ou mystique de ces êtres, juste à leur intensité de vie, à ce rapport terrible à la limite, à la mort intégrée, digérée, subsumée à même la vie. Il leur rendra hommage dans sa « danse de la momie », également saluée par Hijikata lui-même de manière poignante dans ses écrits. Et toute son œuvre et son enseignement seront marqués par le sceau de la césure, de la capacité du corps à suspendre en lui, plus ou moins longtemps, la vie et la mort.
Exercice de respiration typique des stages de Murobushi : pendant le mouvement, suspendre l’inspiration ou l’expiration un instant, pour quelques secondes. Créer du « zéro » – trou noir, hiatus, syncope – dans le « huit » perpétuel de la continuité organique, de l’infini mouvement respiratoire. Hijikata parlait de « corps mort » ou de corps neutre, enjoignant à ses danseurs de se dresser à partir du corps mort, pour le débarrasser de tout ce qui aurait trait à une quelconque gestuelle habituelle. Apprendre consisterait d’abord à désapprendre, à retrouver dans son corps une impossible virginité motrice. « La danse est à la limite de ne rien faire ».
Comment un danseur aussi iconoclaste, sans répertoire technique, sans œuvre, peut-il enseigner, transmettre – ce qu’il fait depuis toujours ? Même pour ce qui est de la référence au « butô », si Murobushi n’a aucun mal à dire toute sa dette de cœur et d’esprit à son maître Hijikata, il ne se sent pas à l’aise avec les filiations – rompant par là avec une tradition extrêmement forte dans les arts de scène japonais (nô, kabuki) de filiation et de continuité fidèle dans la transmission. Chaque individu crée sa propre danse, y compris Hijikata ou Murobushi, et ne saurait la transmettre. C’est en ce sens que le critique de danse Tatsurô Ishii considère Murobushi comme le dépositaire non pas de la lettre du butô (ses formes et ses techniques), mais de son esprit, de son essence.
Les danseurs qui croisent la route de Murobushi n’en sortent pas indemnes, comme peuvent en témoigner les formations du CNDC ayant participé à ses stages en 2006 et 2008. Il s’agit d’une expérience intense, qui se décante dans le temps, à très long terme, comme une initiation virale sans point d’arrivée – visant une lisière, un horizon. Murobushi ne transmet ni formes ni contenus : les exercices et le travail sont des lieux d’expérimentation du rapport au corps et à la danse, un laboratoire où les danseurs, par errances et déambulations, apprennent à se rapprocher de leur propre horizon.