Interview

1985

Sa danse ne s’appelle pas.
A toute question deux réponses sont possibles.

A tout mot son contraire.

L’oiseau imaginaire, c’est le pseudonyme de Ko Murobushi, que l’on a pu voir dernièrement à l’espace Kiron, dans une série de neuf représentations. Regard lisse sous le grain du lin de l’écharpe, sourire effilé, étiré comme une barque entre deux rives, pont tendu entre deux visages, Ko Murobushi, allure de Gavroche nippon, a quitté un instant son corps échorché et douloureux. Seuls restent, du spectacle de la veille, les doigts par endroit meurtris, qui régulièrement se rejoignent en sommet pour mieux cerner les mots. Une veine bleuté coule de l’oreille, un battement d’ailes grave le front : deux rides transversales. La voix ventrale, terreuse, joue sur les cordes les plus graves d’une contrebasse. Cigarette sur cigarette, Ko Murobushi fume.

Q:  Comment et pourquoi êtes-vous venu à la danse ?
Ko:
Quand j’étais lycéen, j’aimais bouger mon corps. J’étais aussi sensible à la poésie et à la littérature. J’ai alors cherché un moyen de travailler dans ces deux domaines : celui du corps et celui des mots. C’est dans cet esprit que je me suis tourné vers le théâtre, Beckett et Ionesco principalement. Mais cela ne m’a pas complétement satisfait. Parallèlement, à la fin des années soixante, il y a eu un grand courant qui posait la problématique du rapport des mots au corps. J’ai donc cherché une expression qui passe par le corps.

Q:  Le corps du butô est-il asexué ou les danseuses apportent-elles à ce corps quelque chose de plus, qui pourrait être féminin ?
Ko:
C’est un grand problème pour moi, mais personnellement, je pense que la danse n’est pas une situation dans laquelle on a un sexe. C’est la négation dont je parlais tout à l’heure – en ce temps-là, je souffrais d’être défini comme sexe masculin. Dans mon approche il y a déjà quelque chose de ce mouvement vers le non-sexe.

Q:  Que représente la femme pour vous ?
Ko:
D’abord je pense que c’est quelque chose de différent de moi. Mais cette différence, je l’entends au sens que, moi qui parle maintenant, est une femme. En d’autres termes, la femme m’habite comme manque absolu.

Q:  Comment le public occidental perçoit-il votre vos spectacles ? Cela vous importe-t-il de transmettre un message particulier et qu’il soit perçu ou est-ce qu’il vous importe simplement de danser et que le public amène lui-même sa part d’interprétation ?
Ko:
Ce n’est pas un message que je possède et l’interprétation n’explique pas tout. En ce sens, je ne transmets pas un message et il y a plusieurs façons de prendre ma danse.

Q:  Comment travaillez-vous quand vous préparez un spectacle ? Laissez-vous une grande part à l’improvisation ?
Ko:
Quand je travaille avec le groupe Ariadone, la préparation est assez longue, il n’y a que peu de place pour l’improvisation. Par contre, quand je prépare mes spectacles, je me mets dans une condition où je m’oblige à ne pas avoir assez de temps. C’est-à-dire que je mets l’accent sur l’approche improvisée et j’essaie de faire apparaître mes conditions physiques et mentales sur place. Le spectacle de l’Espace Kiron était une tentative de dénouer les acquis de mon passé. A partir des rencontres que j’ai préparées avec des artistes japonais et étrangers, je me suis placé dans une situation qui pouvait prêter à désordre ou confusion, mais néanmoins une situation très riche. Je suis en permanence en état de danger, de risque.

Q:  Quelle relation établissez-vous entre le corps et l’écrit, entre la danse et la calligraphie ?
Ko:
J’ai toujours gardé une sorte de méfiance à l’égard du langage en tant que moyen de communication. Il y a et il y aura toujours une sorte d’incompatibilité entre le corps et l’écrit. Si on cherche à établir ce rapport de complémentarité, cela ne peut être qu’au titre d’un idéal que l’on n’arrive pas à atteindre.

Q:  Vous êtes aussi un poète. Est-ce le même idéal que vous poursuivez dans ces deux expressions différentes ?
Ko:
Je pense que oui. Mais je ne suis pas le seul à prospecter dans cette direction. Dans la poésie, la peinture, la musique ou la danse, il y a toujours cette même quête du rapport harmonieux entre les mots et le corps. Quant à la spécificité de la danse ou du corps, je voudrais rajouter que celui-ci est une chose qu’un on ne peut pas toujours penser. Il y a, ici et maintenant, du corps, c’est-à-dire un événement qui se produit une seule fois et on doit en tenir compte.

Q:  Que représente votre corps et celui des autres, dans votre vie quotidienne, en dehors de votre activité de danseur ?
Ko:
S’il y a un corps idéal pour moi, c’est un corps qui puisse se métamorphoser perpétuellement ou devenir beaucoup d’autres choses. Cette question touche le problème de l’expression du Buto. Dans le Buto, il n’y a pas de norme de beauté, comme on en trouve dans la danse classique. Dans la vie quotidienne, je pense qu’il est nécessaire d’avoir une maîtrise totale de son corps. Celui-ci doit pouvoir répondre à n’importe quelle situation, de façon convaincante pour moi. Il faut avoir la capacité de posséder ou de contenir en soi-même un maximum de distance entre la vitesse extrême et la lenteur extrême, entre la beauté et la laideur.

Q:  S’agit-il de maintenir un équilibre ?
Ko:
C’est difficile à expliquer, mais je ne conçois pas ce rapport comme un équilibre. I
Il s’agit de voir deux choses dans une ou des choses différentes dans une seule. En faisant la momie, ou en jouant l’infirmité, j’introduis quelque chose qui est un manque. On peut y trouver – disons – le beau. Par contre, il est possible de voir un état de laideur dans le corps bien proportionné du danseur classique. Et peut-être y a-t-il dans la concentration et la diffusion du Butoh, ou la lenteur extrême et la vitesse extrême, toujours autre chose que ce que l’on y voit.

Q:  Comment envisagez-vous l’avenir, non du butô mais de votre danse ?
Ko:
Je ne suis pas responsable du nom que l’on donne à ma danse. « Ma » danse, je la conçois comme une sorte de pont jeté en avant vers l’inconnu : ça peut être la mort ou les ténèbres. On ne sait pas précisément. Voilà ce qui est ma danse. En ce sens, je ne suis que la première syllabe du mot butô, une partie du mot.

Q:  Quel est le sens de cet inconnu ?
Ko:
Par « l’inconnu », je veux dire que, quand je parle maintenant, je parle avec la bouche mais qu’en même temps, j’oublie une partie de mon corps, mon pied droit, ou le gauche. Je conçois ainsi la totalité. Et donc je l’appelle l’inconnu qui peut être en même temps chez moi ou chez les autres.

Q:  Les thèmes que vous choisissez pour vos spectacles s’inspirent-ils directement de votre vie quotidienne, d’une histoire personnelle, nationale, ou d’une réflexion métaphysique sur le monde ?
Ko:
Ordinairement, les thèmes viennent de situations physio-mentales de ma vie quotidienne. Comme tout le monde, je suis conditionné par mon environnement immédiat. Mais en même temps, cette vie quotidienne est déjà inscrite dans l’histoire ou inversement, l’histoire la conditionne déjà. Je ne distingue pas les deux. L’exemple clé est celui du monde du rêve. On peut y voir sa mère ou son père mort, y rencontré quelqu’un que l’on n’a jamais vu ou avoir huit pattes au lieu de trois et se demander pourquoi. Ce genre de situation explique bien les thèmes de ma vie quotidienne.

Q:  En voyant Pina Bausch et votre danse, on trouve des similitudes entre la condensation du geste qui se résout en tension. Le Buto est-il seulement japonais ?
Ko:
Je ne sais pas pourquoi, mais on peut le dire. Quant à Pina Bausch, je n’ai vu qu’une pièce d’elle. J’ai senti que la préoccupation principale – en relation avec la douleur physique – était semblable à la mienne. Mais je ne sais pas si c’est ce thème ou si c’est l’approche du corps qui nous rapproche.

Q:  Pourquoi avoir choisi le butô plutôt qu’une autre forme de danse contemporaine ?
Ko:
Le butô que j’aime était, quand je l’ai connu, informel. Il ne représentait pas une méthode technique, ni un concept esthétique. En même temps, ma situation personnelle était alors telle que j’étais incapable de réagir à l’idée de mouvement ou tout simplement au mouvement. J’avais du mal à bouger, à parler et à manger. Le butô comme forme d’expression m’a paru être la seule voie accessible.

Q:  En France, nous ne connaissons généralement que Carlotta Ikeda. Les femmes sont-elles absentes du butô ?
Ko:
Pas du tout ! Beaucoup de femmes le pratiquent au Japon.

Q:  Que connaissez-vous de la danse contemporaine française ?
Ko:
Je n’ai pas beaucoup d’occasions de la voir. J’habite moitié en France, moitié au Japon et quand je viens, je dois préparer mes spectacles.

Q:  Aimez-vous la comédie musicale ?
Ko:
Oui. J’aimerais bien utiliser dans un spectacle des éléments de comédie musicale. Je pense que la comédie musicale américaine est quelque chose de passé, comme l’opéra. Je conçois ce gendre de spectacle comme une forme moderne, au sens contemporain. Si je devais l’introduire dans mon travail, elle prendrait une autre forme, une modernité à ma façon, celle de mon époque.

Q:  l’Occident est-il pour vous un complément nécessaire à la philosophie ou à la vie japonaise ?
Ko:
C’est important et positif pour moi de travailler en Europe. Rester toujours dans une île come le Japon ne m’intéresse guère. Ce qui est significatif de l’Europe, c’est la différence qu’elle garde par rapport au Japon. Il faut dire aussi qu’elle m’a accepté. Si elle m’avait rejeté. Je serais aujourd’hui en Afrique ou en Asie.

Propos receuillis par Dominique PASSET

translation
Akihiro Ozawa
1985
Ko Murobushi