Part 1

Symposium

Ko Murobushi and « féroce désœuvrement » Vol.2 Toward “Nijinski à minuit”

Direction: Jean-Paco Mokhtari and Frédéric Pouillaude
Text and Voice: Frédéric Pouillaude
Image and sound: Jean-Paco Mokhtari
Lecture 07

1028 minuits – pour vidéo/1028 midnights – for video

Frédéric Pouillaude

Dialogue in French with English subtitles
Relevant English text here


C’est l’histoire d’un type qui tombe dans un trou.
Non. Il ne tombe pas, il saute.
C’est l’histoire d’un type qui saute dans un trou.
Non. Avant de sauter dans le trou, il s’assied sur une chaise de camping, convulse et tombe de tout son long dans l’herbe.
C’est l’histoire d’un type qui, avant de sauter dans un trou, s’assied sur une chaise de camping, convulse et tombe de tout son long dans l’herbe.
Non. Lorsqu’il est dans le trou, il demande de l’aide pour en sortir.
C’est l’histoire d’un type qui, après s’être assis sur une chaise de camping, avoir convulsé et être tombé de tout son long dans l’herbe, saute dans un trou et demande de l’aide pour en sortir.
Non. Lorsqu’il obtient de l’aide et sort du trou, il y resaute immédiatement.
C’est l’histoire d’un type qui, après s’être assis sur une chaise de camping, avoir convulsé et être tombé de tout son long dans l’herbe, saute dans un trou et demande de l’aide pour en sortir ; lorsqu’il obtient de l’aide et sort du trou, il y resaute immédiatement.
Non. Il ne saute pas, il se jette.
C’est l’histoire d’un type qui, après s’être assis sur une chaise de camping, avoir convulsé et être tombé de tout son long dans l’herbe, se jette dans un trou et demande de l’aide pour en sortir ; lorsqu’il obtient de l’aide et sort du trou, il s’y rejette immédiatement.
Non. Il n’y a pas d’histoire, il n’y a pas de type. Par contre, il y a une chaise, de l’herbe et un trou.


1028 minuits

Du 12 mars 1889 au 8 avril 1950, Vaslav Nijinsky a traversé 21941 minuits. Des premiers vagissements jusqu’au dernier souffle, ils scandèrent la continuité du temps et le firent basculer d’une date à une autre. En appliquant la même arithmétique, on peut dire que Ko Murobushi, du 14 juin 1947 au 18 juin 2015, a traversé 24476 minuits, soit 2535 de plus que Nijinsky. Qu’apprend-on en 2535 minuits ? Il faut aussi noter qu’entre le 14 juin 1947 (naissance de Murobushi) et le 8 avril 1950 (mort de Nijinsky), l’un et l’autre ont eu en partage 1028 minuits. Cependant, sauf à supposer que Ko Murobushi ait pu voyager hors du Japon avant ses quatre ans ou que Nijinsky se soit secrètement échappé de l’un de ses asiles autrichiens, suisses ou anglais, on est bien forcé d’admettre que ces 1028 minuits partagés n’ont jamais eu lieu simultanément. Qu’est-ce que partager un minuit qui n’advient pas au même moment ? À moins que Nijinsky et Ko Murobushi aient en réalité partagé 2056 minuits : pour chacun, son minuit propre et le minuit de l’autre, le minuit de l’heure japonaise et le minuit de l’heure européenne. Comment faire alors pour traverser deux minuits en un seul et même jour ? Comment vivre plusieurs fois par jour le minuit ? Et peut-être plusieurs fois par heure, par minute, par seconde.

*

Un peu de numérologie fantasque :
1028 = 1 0 2+8 = 1 0 10 = 1 0 1 0 = 1 zéro 1 zéro = 0:0 = 00:00 = 12:00 = 24:00 = Minuit
La vie partagée de Nijinsky et Ko Murobushi est le chiffre même du minuit.

*

On objectera que je n’ai vraiment rien compris, que le minuit ne doit pas s’entendre littéralement, que c’est une image, une métaphore, un concept peut-être. Je n’aime pas les métaphores, et encore moins les concepts fondés sur des métaphores. Je préfère tenter d’imaginer, un par un, les 21941 minuits de Nijinsky et les 24476 minuits de Ko Murobushi. Je suggère également que, lors de nos retrouvailles à Tokyo qui arriveront bien un jour, aucune de nos prises de paroles ne puissent avoir lieu à une autre heure que minuit.

*

Minuit n’existe pas, n’a jamais lieu. C’est le néant logé au cœur du temps, la mort au cœur de la vie. Combien de temps dure le minuit ? 2 secondes ? De 23h59m59s à 00h00m01s ? 1 seconde ? De 23h59m59s51/10 à 00h00m00s51/10 ? Une demi-seconde ? De 23h59m59s7,51/10 à 00h00m00s2,51/10 ? Trouvez-moi le minuit et dites-moi combien de temps il dure.
En outre, contrairement à ce que son nom indique, minuit n’est pas vraiment au milieu de la nuit. Le minuit, pointe indécidable, bloc de néant coincé entre deux packs de 24h, ne fait jamais qu’amorcer la nuit véritable. On n’a pas assez pointé ce paradoxe : l’heure où s’inaugure officiellement une nouvelle date n’est pas l’aube, pas même le cœur de la nuit, mais le seuil du moment le plus sombre, le plus solitaire, le plus évidé. Le cœur de la nuit, dont le minuit n’est que l’introduction et la possibilité, c’est cette zone moins régulièrement fréquentée, celles des putes, des insomniaques, des suicidés, des junkies et des chauffeurs de taxi. L’heure la plus redoutée des services d’urgence et des marins de quart. Entre deux et quatre heures du matin.
Minuit n’a jamais lieu et n’est pas même au milieu de la nuit.

*

Mes calculs ne mènent pas très bien loin. Peut-être faut-il alors se résoudre à enfourcher la métaphore. Faire image, quand même.
La nuit de Nijinsky, métaphoriquement, on sait ce que c’est : c’est la même que celle de Nietzsche ou d’Artaud, c’est sa folie. Ou plus exactement : l’effondrement de sa folie dans l’absence d’œuvre, la camisole de mutisme et de catatonie qui, trente ans durant, de 1919 à 1950, l’a balloté de cliniques en hôpitaux.
Le minuit de Nijinsky, c’est donc le seuil de sa nuit, le seuil de sa folie. S’il faut nommer un moment précis, l’écriture du Journal, de janvier à mars 1919, où se consigne la bascule dans la psychose, constitue évidemment un repère tentant. Mais le Journal n’est qu’un minuit de papier, la trace encore lisible du minuit de l’écriture et, surtout, de tous les autres minuits qui l’ont précédé : le minuit solitaire de l’après spectacle et de sa vertigineuse descente, le minuit du sexe incertain, le minuit de l’œuvre à venir, le minuit d’une danse seulement écrite sur le papier, le minuit d’une toute-puissance voulant refaire la langue et l’alphabet, le minuit du clown et de Dieu… Les trois premiers mois de 1919 furent le grand minuit qui, tentant de conjurer tous les autres, s’y est totalement fracassé.

*

Ko Murobushi voulait donner une suite à L’Après-midi d’un faune. On aurait pu l’appeler L’« Après-minuit » d’un faune. Mais l’« après-minuit », comme on l’a vu, ce n’est rien d’autre que la nuit tout court, le silence et l’absence d’œuvre. En outre, Ko Murobushi avait lui-même décidé d’intituler sa pièce Nijinsky à Minuit, et non pas « Nijinsky après-minuit ». Comment fait-on, dès lors, au cœur de la nuit, après minuit, pour rattraper le minuit ? On saute en arrière, on sursaute. On arrache au néant de l’absence d’œuvre l’ultime spasme du désœuvrement. Le véritable minuit de Nijinsky, reconquis pour une fraction de seconde au cœur de la nuit, est le minuit d’après-minuit, la remontée insaisissable au bord de l’abîme. C’est l’ultime saut de 1939 qui, singeant pour Lifar les bibelots du Spectre de la rose ou l’explosion sur place du Faune, se tient, suffoqué, au seuil de l’effondrement mondial.

*

Par ses sauts et ses chutes, Ko Murobushi fracturait le temps en mille milliards de minuits. Et relisant pour la caméra le texte où Hijikata qualifie sa danse de « féroce désœuvrement », il pleurait de joie.

Frédéric Pouillaude

Après une formation en danse classique et contemporaine, Frédéric Pouillaude intègre l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Agrégé et docteur en philosophie, il a été pendant plus de dix ans maître de conférences en esthétique et philosophie de l’art à l’Université Paris-Sorbonne. Membre honoraire de l’Institut universitaire de France, il est désormais professeur d’esthétique à Aix-Marseille Université. Il est l’auteur du Désœuvrement chorégraphique. Étude sur la notion d’œuvre en danse (Paris, Vrin, 2009) et a co-dirigé avec Aline Caillet le volume collectif Un art documentaire. Enjeux esthétiques, politiques et éthiques (Rennes, PUR, 2017). Professeur des Universités – Esthétique et théorie de l’art moderne et contemporaine Aix-Marseille Université – Département Arts.